Vote & Handicap : tribune

Au lendemain de l’élection présidentielle et à la veille des législatives, en écho avec la journée du Forum 2019 sur le thème du vote ; Cyril Desjeux, sociologue, directeur scientifique de l’association Handeo, nous propose une tribune sur le vote des personnes avec un handicap complexe, texte qui reprend ce qu’il avait dit lors de cette journée… entre autre ! 

Depuis la loi du 23 mars 2019, un juge des tutelles ne peut plus retirer le droit de vote à une personne en tutelle. En outre, les personnes pour qui ce droit avait été retiré l’ont automatiquement retrouvé. Cette réforme fait écho à des pays qui ont ouvert ce droit depuis plusieurs années comme la Suède, le Royaume-Uni, ou à des pays qui l’ont fait plus récemment comme l’Espagne et l’Allemagne.

Cependant comment comprendre ce droit pour des personnes qui vivent notamment avec des des difficultés importantes, mentales, psychiques et/ou cognitives, rendant impossible leur compréhension des enjeux politiques ?

Pour certains, cet accès au droit de vote peut être considéré comme un non-sens. Pour d’autres, ce droit est limité à une portée symbolique sans pour autant imaginer qu’il puisse être mis en exercice. Dans ces deux systèmes de représentation, il n’y a finalement pas d’injustice si une personne n’est pas en mesure d’exprimer un choix politique par elle-même. Les particularités liées à une déficience intellectuelle peuvent être perçues comme une contrainte légitime justifiant le non exercice de ce droit. Enfin, une troisième représentation amène certains proches, et plus particulièrement certains parents, à considérer pouvoir être un levier de compensation de leur enfant devenu adulte ne pouvant exercer ce droit, votant à la fois en leur nom et en celui de la personne en situation de handicap. C’est le cas également de certaines sœurs ou de certains frères.

Selon cette troisième interprétation, on pourrait y voir une forme de dévoiement. Un proche qui serait dans cette logique pourrait voter selon ses propres intérêts et convictions sans se soucier des souhaits ni des besoins de la personne pour qui il vote. En outre, une telle interprétation soulève plusieurs problèmes éthiques, en particulier au regard de l’autonomie d’un jugement politique, du secret du vote ou de sa sincérité.

Cependant, une autre lecture est possible, en particulier pour les proches non professionnels comme les parents. Pour ces derniers qui font l’expérience du handicap de leur enfant depuis sa naissance, y compris dans des formes très complexes comme le polyhandicap, les intérêts de l’un ont tendance à s’entremêler avec les intérêts de l’autre. Ces parents sont également le plus souvent les représentants légaux en qui la société a déjà confiance pour prendre des décisions dans d’autres domaines de la vie tout aussi sensibles comme la santé ou l’éducation. Cette forme de double vote parait avoir plus de chance de prendre aussi en compte les aspirations de la personne en situation de handicap ou de la représentation que le proche se fait des intérêts ou du bien-être de son enfant devenu adulte.

Cette posture comprend une conception et un idéal de ce que serait une vie bonne pour la personne. Elle porte la voix d’une personne qui ne peut l’exprimer et qui ne peut décider de politiques qui agiront sur son quotidien. Elle redonne une consistance citoyenne à des acteurs qui en ont été dépossédés et qui ne peuvent l’exercer par eux-mêmes sous cette forme (il est important de préciser « sous cette forme » car le vote n’est pas l’unique modalité d’expression de la citoyenneté). Elle oblige également les candidats à considérer qu’il s’agit de voix qui comptent et dont il faut tenir compte. C’est aussi une posture qui nous oblige. Elle demande d’accepter que nous ayons une obligation éthique à l’égard d’autrui, que sa vulnérabilité nous presse à une forme de sollicitude, de souci de l’autre et de bienveillance. Lorsque le proche fait le choix de ce « double vote », il dispose d’une responsabilité à l’égard des autres citoyens, à l’égard de l’institution démocratique, mais également à l’égard de sa relation à son enfant devenu adulte qui lui permet d’accueillir son handicap, d’en reconnaitre son humanité en lui-même et d’être influencé par l’expérience qu’il en fait.

En d’autres termes, c’est une posture éthiquement exigeante que tous les proches ne souhaitent pas forcément porter. Mais lorsqu’ils font ce choix, il est important d’en reconnaitre ce qu’il a de légitime et sous quelles conditions.