Marielle Lachenal interviewée par Hospimedia
La Présidente d’HandiRéseaux38 revient sur son ouvrage Être parent d’un adulte en situation de handicap.
Une interview réalisée par Emmanuelle Deleplace pour Hospimedia le 9 février 2024 (cliquer ici pour y accéder).
Mère d’une fille en situation de handicap de 33 ans, Marielle Lachenal donne la parole à ses pairs dans un ouvrage. Dans ce dialogue singulier la relation avec les professionnels tient une place centrale.
Hospimedia : « Pourriez-vous nous présenter votre parcours et l’origine de votre livre Être parent d’un adulte en situation de handicap ?
Marielle Lachenal : J’ai aujourd’hui 70 ans, je suis médecin de formation — j’ai été longtemps médecin du travail —, et mère de cinq enfants dont la dernière Géraldine, adoptée à la naissance, est porteuse d’un handicap rare qui se traduit par une impossibilité de parler et une perte progressive de la vue. Quand nous l’avons adoptée, nous ignorions qu’elle était porteuse d’un handicap donc nous avons eu exactement le même parcours que les autres parents. Ce parcours je l’ai décrit, déjà avec d’autres parents, il y a vingt ans dans un premier livre qui s’intitulait Mon enfant est différent. J’ai gardé un contact privilégié avec une autre mère de ce groupe. Vingt ans après,
avec des enfants devenus adultes, nous nous sommes dit qu’il y avait encore urgence à exprimer ce que nous vivions et ressentions en tant que parents d’un adulte en situation de handicap. À la différence du premier livre où il y avait beaucoup de témoignages écrits, ici il s’agit d’un dialogue entre vingt parents issus de mon association Parents ensemble qui se sont retrouvés régulièrement à Grenoble (Isère) pour aborder tous les thèmes évoqués dans le livre.
H. : Considérez que la parole des parents n’est pas encore assez entendue ?
M. L. : La parole des parents est beaucoup plus écoutée qu’avant. Sur cette tranche d’âge je ne ferai pas le même livre qu’il y a vingt ans. Mais quand la personne en situation de handicap devient adulte, on nous demande de nous effacer. Notre parole ne devient plus légitime et pourtant nous restons les principaux garants du bien-être de ces adultes extrêmement fragiles. Nous vivons en permanence avec une véritable angoisse de l’après-nous qui est peu prise en compte. Nous aimerions pouvoir nous dire que la société va bien s’occuper de nos enfants adultes mais c’est loin d’être toujours le cas. Avoir une place ne suffit pas pour que l’on n’ait pas peur. Est-ce que la société portera ma fille quand je serai morte ? Aurai je l’assurance qu’elle sera toujours stimulée, que tous les outils de communication alternative améliorée (CAA) que nous avons mis en place seront bien utilisés ? Moi j’ai la chance d’avoir quatre autres enfants mais imaginez l’angoisse des parents dont c’est le seul enfant.
H. : Les relations avec les professionnels ne sont pas toujours simples…
M. L. : Dans les établissements d’enfants, les parents ont une place reconnue. C’est moins évident dans les établissements d’adultes. Quand on arrive en secteur adulte, il faut reconstruire toutes les relations, regagner la confiance mutuelle. Il y a encore des dogmes de professionnels sur la place que doit prendre ou pas le parent. Nous avons parfois l’impression d’être dépossédés de notre rôle. Nous, les parents du livre, nous faisons partie des « emmerdants », ceux qui posent des questions, qui veulent tout savoir. Mais tout est plus compliqué. D’abord il y a moins de professionnels donc moins de temps disponible pour l’échange. Ensuite nous nous entendons répondre : « Ce sont des adultes autonomes, c’est leur jardin secret, il faut couper le cordon. » Bien sûr nous sommes prêts à accepter que nos enfants prennent leur envol mais nous ne lâcherons pas la qualité de leur vie et de leur accompagnement. Une autre question qui nous taraude est comment garder le lien avec notre enfant quand nous n’aurons plus la force de le prendre à la maison pour le week-end ou les vacances. Les liens du quotidien sont essentiels : faire un gâteau, faire la vaisselle, une petite sortie. Il faut nous permettre de garder ces liens. Il faut aussi que nous sachions ce qu’ils font au quotidien, non pas pour surveiller les professionnels mais pour avoir des sujets de conversation avec nos enfants. C’est difficile de garder le lien quand on n’a rien à partager. Enfin, en tant que parents, nous aimerions voir évoluer la réglementation sur les absences autorisées.
H. : La crise du recrutement a-t-elle un impact direct sur l’accompagnement de vos enfants ?
M. L. : Assurément, et cette réalité vaudrait presque un nouveau livre. C’est une évolution que nous n’avons pas vu venir et qui a des conséquences dramatiques. Depuis la parution du livre, l’un des parents constate que l’établissement de son fils, spécialisé dans l’autisme, ne tourne plus qu’avec des intérimaires. C’est une catastrophe pour les résidents qui ont besoin de stabilité. Les établissements font de plus en plus pression pour que nous reprenions nos enfants le week-end. Dans l’établissement où vit aujourd’hui Géraldine, qui est plutôt bientraitant, le week-end il y a un éducateur pour dix personnes, ça devient de la garderie. Même dans la semaine, les sorties se font
de plus en plus rares. J’ai décidé de payer quelqu’un qui la sort une fois par semaine pour des visites culturelles.
Je ne la changerai pas d’établissement car nous avons eu deux expériences malheureuses précédemment et là je suis en confiance avec des professionnels, pas assez nombreux, mais pleins de bonne volonté. Je leur pardonne des choses que je n’aurais pas pardonnées dans les établissements précédents. D’après les examens ophtalmologiques que Géraldine a passé hier sa vue s’est dégradée parce qu’elle n’est plus assez stimulée fonctionnellement. Autrement dit le manque d’activités lié au manque de personnel aggrave son handicap. Comme c’est un établissement bienveillant, je vais pouvoir en parler et j’espère que nous trouverons des solutions. Mais notre société va-t-elle longtemps accepter que ces adultes vivent une vie rétrécie, que leur handicap progresse par manque de prise en charge ?
H. : Vous insistez beaucoup sur l’importance des échanges sur le quotidien et si besoin de la CAA…
M. L. : Quand Géraldine avait 4 ans, elle se tapait beaucoup parce qu’elle n’arrivait pas à parler. Je me suis formée au Makaton qui n’existait pas encore en France pour parler avec elle. Je suis devenue formatrice Makaton. Avec l’International Society for Augmentative and Alternative Communication (Isaac) francophone, j’ai élargi mon expertise à l’ensemble de la CAA. Cela m’a permis de tenir dans les moments de découragement. Là, parents comme professionnels, nous nous retrouvons tous engagés dans la même démarche de la rencontre avec l’autre empêché. Je crois beaucoup aux outils de communication, aux cahiers de vie qui permettent à la personne
handicapée de faire des choix mais aussi transmettre son identité, son histoire. Cette transmission de leur histoire personnelle doit pouvoir accompagner nos enfants, même après notre mort. Il n’est plus admissible que des professionnels balaient ces outils d’un revers de main en estimant qu’ils n’en ont pas besoin puisqu’ils comprennent la personne. Je suis très heureuse de voir que la CAA a été
inscrite à l’agenda de la dernière conférence nationale du handicap. La promesse a été tenue : les groupes de travail ont été mis en place fin 2023. Il faudra attendre leurs conclusions mais d’ores et déjà je peux vous dire que la démarche fonctionne quand elle embarque tout l’établissement, des professionnels de terrain à la hiérarchie. La CAA c’est un investissement financier et humain qui demande de repenser le fonctionnement de la structure. Là encore il y a un gouffre entre le monde des enfants où la démarche a trouvé sa place et celui des adultes où c’est beaucoup moins le cas.
H. : La désinstitutionnalisation est un mouvement qui vous fait peur, au contraire de l’autodétermination…
M. L. : Si cela veut dire que les établissements doivent s’ouvrir plus qu’aujourd’hui évidemment je suis pour mais si cela signifie la fermeture des établissements alors oui je suis inquiète. L’autodétermination c’est important et pour cela je crois beaucoup à l’utilisation de la CAA et d’outils tels que les Talking Mat, ces tapis de discussion équipés de pictogrammes mobiles qui permettent l’expression effective d’opinions. On y décortique une question en toutes petites options que l’on va présenter sous forme visuelle avec une question ouverte et la personne va aller poser son pictogramme dans l’échelle visuelle (plus/moins, j’aime/j’aime pas…). C’est avec ce tapis que Géraldine a pu dire qu’elle n’en pouvait plus de ne pas communiquer dans son précédent établissement. J’ai mis le compte rendu de cet échange dans le dossier de réorientation déposé à la maison départementale des personnes handicapées. La personne autodéterminée a le droit de dire
aussi qu’elle ne veut pas être autonome. Il faut l’entendre.
H. : Au niveau de la prise en charge sanitaire, constatez-vous des évolutions ?
M. L. : Oui les choses s’améliorent même s’il reste toujours des conditions d’accueil inacceptables à certains endroits. Géraldine a connu de la maltraitance hospitalière. Quand elle a été opérée de la hanche et que je disais qu’elle avait mal, l’anesthésiste se moquait et refusait de lui donner des antidouleurs. Hier, elle avait une consultation ophtalmologique et tout était parfait. Comme j’ai la double casquette de parent et médecin, j’ai participé à plusieurs groupes de réflexion sur le sujet en Rhône-Alpes. Ce n’était pas évident au début de faire entendre la voix des parents, ensuite nous avons cheminé ensemble. Et puis j’ai rencontré des professionnels extraordinaires dans la prise en charge de Géraldine : un dentiste engagé, un médecin de rééducation qui n’a jamais baissé les bras devant la complexité de la situation, la kinésithérapeute dont la pertinence vient à bout des angoisses de Géraldine. Mais ce qui nous manque vraiment dans le secteur adulte, c’est le médecin qui voit nos enfants dans leur globalité à l’image des pédiatres. »
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